Abus sexuels : la fin du déni?

1er mars 2014

Latifa Bennari est une ancienne abusée qui consacre sa vie à aider les pédophiles à ne pas passer à l’acte ni à récidiver. Sept jours sur sept, elle rencontre, écoute, conseille des hommes, et parfois des femmes, qui luttent contre leurs pulsions, mais aussi des victimes. Elle organise régulièrement des espaces d’échanges entre victimes et agresseurs (compatibles). Une approche unique de prévention, d’apaisement et de réparation.

Latifa Bennari, présidente fondatrice de l’Ange bleu :

NEXUS: Comment l’Ange bleu est-il né?
Latifa Bennari:
L’expérience malheureuse de mon enfance m’a propulsée sur ce terrain très tôt. J’étais donc déjà une militante dans l’ombre depuis trente ans. Je rendais service aux victimes et aussi aux agresseurs pour éviter la récidive. À l’époque de l’affaire Dutroux, il y a eu une affaire dans une école de ma ville, des doutes, des soupçons sur le comportement équivoque d’un instituteur. J’ai lancé une enquête discrète pour ne pas mettre en péril un innocent si jamais cela s’avérait être juste un effet de la psychose ambiante. J’ai fait cette enquête auprès des parents pour apporter les preuves à l’académie, à la police et c’est à ce moment-là que le maire de ma ville – à l’époque M. Lasnes, à qui je rends hommage – m’a encouragée à créer une association pour faire profiter les institutions de mes compétences. Voilà comment est né l’Ange bleu.

Comme des dizaines d’autres associations à l’époque…
En effet, un grand nombre d’associations ont vu le jour. Malheureusement, tous leurs discours – y compris celui des politiques et des professionnels – étaient tournés vers la diabolisation et la répression, qui ne correspondaient pas du tout à mon terrain. En faisant des recherches, j’ai été choquée par le manque de structures d’aide aux pédophiles avant le premier passage à l’acte. Et je me suis dit que ce n’était pas possible, qu’il était évident que les mesures et les lois prises par les politiques, les institutions, les psychiatres n’étaient pas adaptées pour protéger les enfants ou prévenir la maltraitance. J’ai donc décidé de prendre le taureau par les cornes et de continuer l’action que je maîtrisais en autodidacte, à savoir l’écoute des victimes, et de la compléter avec ce qui n’existait pas : l’écoute des pédophiles abstinents, des ex-auteurs repentis. Toute ma vie, j’ai entendu des délinquants sexuels avouer : « Si j’avais pu être écouté comme vous le faites avec moi maintenant, je ne serais jamais passé à l’acte. »

Cela n’existe-t-il pas déjà? En France ou ailleurs?
Ça existe au Canada sous une forme très marginalisée: ce sont des bouddhistes qui sont actifs dans les prisons. Des victimes y sont accompagnées, encadrées par des psychologues. Mais je suis la seule en France, voire au monde, opérationnelle dans cette démarche de rencontre auteur-victime. Je les réunis autour d’un thé et de gâteaux, pour des rencontres conviviales dans un espace libre où les psys n’interviennent pas. En revanche, depuis des années, j’ouvre l’espace pour les observateurs. J’ai compris que c’est par l’observation qu’on apprend. En fonction des places disponibles, j’accepte que la presse, des psys, des étudiants y assistent en tant qu’observateurs.
Cette rencontre entre pédophiles abstinents ou consommateurs de pédopornographie, auteurs et victimes permet aussi de sortir de l’enfermement dans le statut de victime. J’entends souvent dire que, tant qu’il n’y a pas de sanction, les victimes ne peuvent pas s’en sortir. C’est archifaux! On enferme les victimes dans cette thèse. Du coup, lorsque l’auteur reste impuni faute de preuves ou décède, certaines victimes sont encore plus détruites et ne se reconstruisent jamais.

Du côté du gouvernement, quelles sont les réactions?
Cela fait des années que je collectionne les rendez-vous au Sénat, à l’Assemblée, dans les cabinets ministériels, j’en ressors toujours avec des promesses, des louanges, des compliments, des encouragements, mais rien d’autre. Que voulez-vous, je ne suis pas politiquement correcte !

Vous mettez souvent en garde contre les fausses accusations…
Oui, il ne faut pas oublier que des innocents peuvent être détruits par des accusations calomnieuses ou erronées. C’est une arme fatale pour nuire. Parfois aussi, c’est le résultat d’une paranoïa. Compte tenu de la complexité des signalements ou des accusations injustes, il m’arrive souvent d’intervenir pour éclairer la justice ou les enquêteurs dans certains dossiers pour disculper des innocents.

Vous faites tout cela bénévolement?
Complètement ! Heureusement, mon mari m’a toujours soutenue financièrement quand bien même il ignore les dettes que j’ai contractées pour sauver mon association de la noyade ! Cependant, je remercie les donateurs spontanés qui apprennent par les bons médias que le but réel de mon combat est de protéger les enfants et contribuent à cette cause. Aujourd’hui, avec l’ampleur de mon action, je me sens victime de mon succès puisque je travaille tous les jours jusqu’à une heure du matin !
Mes journées sont consacrées au terrain (rendez-vous avec les demandeurs d’aide pédophiles, victimes ou familles). Demain, par exemple, je rencontre à Paris un pédophile qui a un procès et un autre, très jeune, qui n’a jamais touché un enfant, mais qui souffre de cette orientation sexuelle qu’il n’a pas choisie. Le soir, je consacre de 19 heures à 20 h 30 quelques moments à mon mari pour qu’il n’oublie quand même pas qu’il est bien marié [rires]. Ensuite, je m’installe devant mon ordinateur, je mets mon casque et je réponds aux appels téléphoniques ainsi qu’aux messages de détresse par Internet. Par exemple, ce soir et bien que l’on soit dimanche, j’ai déjà répondu à six personnes… dont une jeune adolescente hospitalisée.

Comment les psychiatres vous perçoivent-ils ?
Au début, il y a eu beaucoup de paroles de découragement de psychiatres qui me disaient : « Votre démarche est utopique car aucun pédophile ne va sortir de l’ombre avant le passage à l’acte. » Les thérapies sont nécessaires voire souvent indispensables, malheureusement bien souvent inadaptées ou inutiles. J’ai constaté beaucoup de lacunes à ce sujet. Je répète à l’envi que la pédophilie ne relève pas de la psychiatrie : il s’agit d’une orientation sexuelle envers les enfants, et en aucun cas d’une maladie qui se soigne ! Une vérité dérangeante qui m’a valu quelque hostilité…
Lors d’un congrès sur « les agresseurs sexuels », je me souviens d’un homme qui a voulu poser une question en commençant par dire qu’il n’était concerné ni par les médecins, ni par la loi, ni même victime. Tout le monde a compris qu’il était vraisemblablement pédophile. Le psychiatre qui présidait la séance ainsi que le modérateur ont refusé de lui donner la parole sous prétexte qu’il refusait de décliner son identité! Quand je leur ai demandé pourquoi ils ne l’avaient pas laissé s’exprimer, le psychiatre m’a ré- pondu : « Latifa, ne te fâche pas et n’essaye pas d’expliquer ta démarche; tu es trop en avance sur le système et personne ne com- prendra ton action. »

Mais vous semblez gagner en crédibilité…
Oui, de plus en plus de psychiatres, psychanalystes, sexologues, psychothérapeutes, magistrats, journalistes et universitaires se tournent vers moi parce qu’ils découvrent que cette méthode s’avère très complémentaire. Je viens de raccrocher avec un médecin femme qui veut m’adresser une patiente victime de viol et suicidaire. Elle m’a demandé quelles étaient les conditions pour bénéficier de mon aide. Je lui ai répondu : « Il n’y a pas de condition, c’est gratuit. »

© 2014, Nexus Magazine n°91 (mars-avril 2014), Sylvie Gojard