Les parias de Miami Beach

Les parias de Miami Beach

Par Philippe Coste, publié le 29/10/2009 à 10:30 sur L’Express Magazine

La loi d’un comté de Floride contraint les pédophiles qui sortent de prison à vivre sous un pont, dans un campement sans eau ni électricité. Un bidonville-purgatoire où ces bannis n’ont pratiquement aucune chance de réinsertion.

 
Un homme afro-américain sur la trentaine, pauvrement vêtu, un portable à l'oreille et traînant un trolley marche sous un pont en béton. Des tentes ont été dressées près des piliers. L'endroit est squalide, sale et plein de graffitis. Un délinquent sexuel passé en justice s'approche de sa tente sous le pont de la JuliaTuttle Causeway à Miami, Florida, le 4 Février 2008 (photos par REUTERS/C.Barria)

Même les flics, leurs pires ennemis, vous conseillent d’y aller la nuit, vers 22 heures, au couvre-feu, quand les parias de l’Amérique reviennent dormir au milieu de la baie. Encore faut-il les trouver sous la Julia Tuttle Causeway.

De jour, au bord de l’immense autoroute qui traverse Biscayne Bay, entre Miami et les plages de Miami Beach, les milliers d’automobilistes entrevoient le linge incongru qui sèche près des palmiers. Le soir, malgré la danse des néons sur le lointain front de mer, la route à six voies flotte dans un néant obscur. Faute de repères, on roule au pas sur le bas-côté pour ne pas manquer l’entrée d’une voie de service boueuse qui s’enfonce sous l’un des ponts. C’est là.

La forêt de piliers abrite un amas de tentes de toutes tailles et de cabanons, alignés près de l’eau ou perchés au sommet des remblais jusque sous la chaussée, qui tremble au passage des poids lourds. Cette favela américaine s’offre une vue de milliardaire sur le paradis touristique de Miami Beach, mais la puanteur qui remonte du rivage, déversoir des latrines du camp, le grondement lugubre du groupe électrogène et jusqu’aux éclairs lointains des orages de septembre évoquent une étrange damnation, le vilain secret qui taraude Miami depuis plus de quatre ans.

Un des pilier en béton du pont de la Julia Tuttle Causeway à Miami. À sa gauche une voiture est garée, à sa droite un abris de lamières et toiles en plastiques. Sur le pilier quelqu'un a peint en noir le mot anglais "why", pourquoi, avec un grand point d'interrogation.

Les « gens sous le pont » sont tous des repris de justice. Des criminels, condamnés pour abus sexuels sur des mineurs de moins de 16 ans. Et si ces quelque 50 bannis vivent ici, parfois depuis des années, c’est seulement pour obéir à la loi. A leur sortie de prison, l’Etat de Floride leur a interdit de résider à moins de 350 mètres (1000 pieds) d’une école, d’un parc, d’un arrêt de bus ou de tout autre lieu fréquenté par des enfants. Mais le comté de Miami-Dade, la région urbaine la plus peuplée et la plus dense de l’Etat, est allé plus loin encore depuis 2005, en élargissant le périmètre interdit jusqu’à 750 mètres (2500 pieds). Cette mesure anticrime rend impossible la quête d’un logement, reléguant ces ex-taulards dans une poignée de lieux autorisés: deux motels proches de l’aéroport, quelques mobile homes paumés, et ici, sous la « Causeway », sur une langue de terre au milieu de la lagune, sans eau potable ni sanitaires. Une « colonie » aussi sordide qu’officielle, qui intrigue les touristes et agace l’opinion, sans pour autant susciter sa compassion.

Car tous les résidents n’ont pas le même passif. Si deux d’entre eux ont violé des enfants, d’autres sont des amateurs de photos pédophiles sur Internet ou des exhibitionnistes arrêtés près d’une école. Parmi ces hommes noirs, blancs, latinos, asiatiques qui saluent ou déguerpissent à notre passage -il y a aussi une femme- on croise même deux gars, condamnés à dix-sept mois de prison quand ils avaient 19 et 20 ans pour avoir couché avec leur petite amie de 15 ans. Les autorités n’ont pas fait dans le détail.

Une cinquantaine de repris de justice vivent sous le pont

Après quinze ans de surenchère sécuritaire, les délinquants sexuels incarnent toujours la principale obsession américaine. Le fichier national de ces condamnés -pédophiles ou non- recense aujourd’hui quelque 634 000 noms, une foule équivalente à la population du Wyoming ou d’une métropole comme Seattle, où se mélange tout et n’importe quoi: des violeurs et des tortionnaires, des étudiants arrêtés pour avoir commis un streaking -traverser, nu, un terrain de football pendant un match… 8 Etats inscrivent toujours sur ce registre des clients de prostituées, 13 autres fichent pour attentat à la pudeur des soûlards qui urinaient en public. La liste est accessible sur Internet et disponible sur des programmes pour iPhone, qui déclinent sur une carte l’adresse et la photo de possibles prédateurs du voisinage, assortis de la mention succincte des charges qui pèsent contre eux.

Ce pilori virtuel leur vaut de perdre leur emploi ou leur logement, dès que leurs collègues ou voisins les débusquent sur la Toile. Pour ceux qui commettent leurs crimes contre des mineurs, la liste signifie la relégation.

Le doyen de la Causeway a 84 ans et vit ici depuis 2007. Il a, par deux fois, commis des attouchements sur des enfants qui voulaient caresser son petit chien. Le juge lui a épargné la prison mais pas l’inscription, pour un minimum de vingt ans, sur le fichier des « Sex Offenders ». Il finira donc probablement sa vie dans le bidonville. Le « papy » est si sourd qu’il n’entend même pas les bips du bracelet électronique qui vérifient la nuit son retour au bercail. « C’est un châtiment sans fin pour faire expier les monstres! » proteste un autre occupant du campement, Juan Carlos Martin, un latino arrivé en 2005. Après six ans de détention et autant de thérapie pour ses pulsions masturbatoires, ce pionnier de la « colonie » n’est plus soumis au contrôle judiciaire, mais restera à vie sur la liste. C’est lui, un jour de rogne, qui a bombé le « Why? » – « Pourquoi? »- visible sur l’un des piliers.

En réalité, la réponse, Juan Carlos la connaît: elle tient dans la légitime émotion populaire suscitée par les affaires de pédophilie, et dans la surenchère politique qu’elles entraînent. A Miami, la règle des 750 mètres est née d’une campagne d’un dénommé Ronald Book, dont la fille avait été abusée par sa gouvernante. Le père en colère était aussi le lobbyiste et le bailleur de fond le plus influent de Floride. « Voilà pourquoi ce trou à rats est ma résidence officielle », poursuit Juan Carlos, en montrant son permis de conduire- la principale pièce d’identité américaine: devant la mention « adresse » est inscrit « Julia Tuttle Causeway ». L’endroit a réveillé ses angoisses. Il a tenté deux fois d’en finir, en s’ouvrant les veines ou en tentant de sauter du pont.

La majorité a fui sans laisser d’adresse

Depuis, l’ancien joue les initiateurs pour les nouveaux venus, dépêchés ici dès leur levée d’écrou. C’est le cas de Dathaniel Willis, installé depuis septembre au bout du camp. « Même avec l’ancienne restriction des 350 mètres, la maison de mes parents aurait été comprise dans la limite, explique cet homme noir de 32 ans. J’étais condamné à la rue. » Dathaniel, accusé par son ex-compagne d’attouchements sur sa fille de 13 ans, a passé dix-huit mois en prison. Comme les autres, il est maintenant doté d’un bracelet électronique qu’il recharge grâce au générateur du camp, propriété de Joe, un autre vétéran de la colonie, lequel facture 3 dollars par semaine pour l’essence. Une antenne, plantée par les autorités du comté sur le pont, vérifie la présence des délinquants sous le pont au couvre-feu. L’instant, chaque soir, d’un spectacle irréel, quand les visiteurs descendent de la route: des mères apportent des pizzas à leurs fistons; des épouses rejoignent leurs maris bannis pour regarder la télévision et le plus souvent passer la nuit sous leur tente.

S’ils découchent ou manquent à l’appel, les condamnés en liberté conditionnelle sont assurés de purger le reste de leur peine en prison. Les autres, « libres » mais toujours soumis aux restrictions de résidence, encourent un an. De jour, tous sont autorisés à se déplacer pour suivre leurs thérapies obligatoires, rencontrer leurs familles, ou occuper l’un des rares emplois possibles, chez les laveurs de voitures ou dans le bâtiment. Les autorités du comté exigent que ces parias payent de leur poche les 20 dollars de leurs séances de psy et la location de leurs propres bracelets électroniques, soit 7 dollars par jour.

« Ces proclamations de fermeté et ces règlements n’ont de sens que sur le papier, estime Jeanne Baker, avocate locale de l’American Civil Liberties Union (Aclu), l’organisation de défense des droits civiques. Elles ignorent les cas particuliers et rendent impossible toute réinsertion. » L’association ne demande pas la fin des fichages ou même leur confidentialité. Elle souhaite seulement ramener à 300 mètres le périmètre interdit dans le comté de Miami-Dade, comme dans le reste de l’Etat. Son recours a été rejeté à la mi-octobre.

Les sociologues et les criminologues de l’université Lynn de Boca Raton ont publié, en 2008, une étude prouvant que les zones de sécurité n’avaient aucun impact positif sur la récidive, et pourraient même l’aggraver. « En contraignant les gens à mener une vie de clochard, on n’améliore en rien leur stabilité mentale, constate Jill Levenson, l’une des chercheuses. Au contraire. Cela les pousse à entrer dans la clandestinité et à échapper à tout contrôle. »En 2007, de fait, le camp de la Julia Tuttle Causeway abritait 170 personnes; elles sont aujourd’hui moins de 50. La majorité a fui sans laisser d’adresse, préférant risquer la prison plutôt que de continuer à vivre sous le pont. Quelques dizaines ont obtenu leurs transferts légaux dans d’autres comtés ou Etats moins sévères. Au prix d’années de démarches. Pour « émigrer » ainsi, un délinquant sexuel doit être accepté par les autorités locales, qui exigent toutes qu’il ait trouvé un emploi et surtout un logement licite dans leur juridiction. Or, l’ensemble des municipalités proches de Miami renforcent à leur tour leurs restrictions de résidence pour repousser les indésirables. Sous la Causeway, leur nombre augmente à nouveau. Il en arrive trois par mois.